5
Jack commençait à ressentir les premiers signes de la fièvre. Il était trempé et percevait le froid de l’eau et de l’air jusque dans ses os. Il n’avait rien à manger, pas de vêtements secs, et un soulier en moins – il l’avait égaré dans sa fuite.
Il avait passé le restant de la journée à battre les sous-bois dans l’espoir de retrouver Melli. À un moment, il avait entendu au loin un fracas de bataille ; sentant qu’il ne ferait pas bon s’en approcher, le jeune homme était parti dans une autre direction, qui l’avait entraîné toujours plus profond au cœur de la forêt.
Il se mit à grelotter violemment. Ses habits ne séchaient pas vite dans l’air gelé. Sa cheville continuait à le faire souffrir ; il avançait en traînant la patte. Il avait bien tenté de dénicher des baies ou des noisettes, mais l’hiver était proche et la forêt n’avait pas grand-chose à offrir.
Las, affamé et transi, Jack s’installa tant bien que mal pour la nuit. Il se recroquevilla au pied d’un grand chêne pour s’abriter un peu du vent, se recouvrit de branches et de feuilles mortes, et s’enfonça dans un sommeil troublé.
Il fut réveillé le lendemain matin par l’odeur de la pluie. À travers le plafond des branches dénudées du chêne, le ciel gris et chargé d’eau confirma ses craintes : il ne tarderait pas à pleuvoir. Jack s’aperçut que son corps se comportait curieusement. Le moindre de ses muscles paraissait douloureux, il avait la tête légère et ses membres lui obéissaient avec un temps de retard. Il avait la peau moite, tirée, et en dépit du froid ambiant, il suait et se sentait brûlant. Ayant déjà eu la fièvre par le passé, Jack connaissait ces symptômes. Il ignorait en revanche ce qu’on pouvait faire pour les soigner, perdu en pleine forêt à plusieurs lieues de chez soi.
À cette heure-ci, au château, la première fournée de pain serait en train de cuire, une lourde odeur de levure flotterait dans l’air et il disposerait d’un bol de bouillon de porc pour le petit déjeuner ainsi que d’une heure à tuer au coin du feu. Jack ne put s’empêcher de rire. C’était ridicule : quel héros pouvait-il espérer devenir si, deux jours après son départ, il avait déjà la fièvre et était prêt à tout abandonner en échange d’un bon petit déjeuner et de son soulier perdu ?
Rire le rasséréna, et il lutta pour se mettre debout. La nausée enflait dans son estomac vide. Quand il trébucha, il fut long à retrouver son équilibre ; Jack songea que si Frallit avait pu le voir il l’aurait cru ivre et lui aurait rationné sa bière pendant une semaine. La perspective d’une ration de bière lui paraissait très séduisante en cet instant – il aurait volontiers enduré les railleries du maître boulanger rien que pour une tasse d’eau sale.
Jack poursuivit sa route. Il se souvenait avoir bu à une source la veille au soir, aussi se dirigea-t-il dans cette direction. Son esprit sautait d’une idée à une autre : Finaud et La Bousille le mettaient en garde contre les dangers de l’eau croupie, Findra la servante en salle se moquait de son pied nu. Il devenait confus, désorienté : les habitants du château lui paraissaient aussi réels que les arbres. Il progressa à travers bois pendant un temps interminable, pour se retrouver sous un chêne fâcheusement identique à celui sous lequel il avait dormi.
Chaque arbre, chaque buisson commençait à ressembler au précédent. Jack, pris de vertige, ne se souvenait même plus où il allait ; il ne songeait plus qu’à s’étendre, à faire taire les voix de reproche qui résonnaient sous son crâne. Une infime partie de lui-même avait conscience que ce n’était pas une bonne idée. Mais Jack n’en tint pas compte. Il fallait que son corps cesse de tituber. Il avait besoin de dormir.
Il s’écroula au pied de l’arbre. Ses dernières pensées avant de sombrer dans l’inconscience furent que la pluie s’était mise à tomber, ce dont il se réjouit. Elle était fraîche et délicieuse contre sa peau brûlante.
D’autres yeux virent la pluie tomber, comme ils avaient observé le garçon errer en cercles pendant la majeure partie de la matinée. Leur propriétaire prit le temps de réfléchir à ce qu’il convenait de faire. Le garçon allait mourir s’il laissait la pluie et le froid prélever leur tribut. Vivant au cœur de la forêt sans s’occuper du monde des hommes, il n’était guère porté aux actes de compassion. Il connaissait les bêtes, les arbres, et n’avait que peu d’intérêt pour ce qui ne le concernait pas.
Il ne pouvait s’empêcher de regarder, cependant. Il avait vu beaucoup de choses au cours de son existence ; des hommes assassinés, des hommes dépouillés, des hommes qui se livraient à la chasse et d’autres qui se faisaient chasser. Il avait tout observé depuis son paradis vert sans jamais intervenir une seule fois.
Le sort du garçon l’émouvait. C’était un être innocent – une qualité rare au sein de la forêt. Mais cela n’aurait pas suffi, car l’homme avait vu bien des gens mourir de froid ou de faim. Le garçon faisait vibrer une corde au plus profond de lui-même ; comme s’il sentait confusément quelque chose de plus en lui. L’homme pouvait presque distinguer le halo pâle du destin autour de lui. Il secoua la tête, souriant de sa propre folie.
L’homme réfléchit longuement en observant la forme immobile du garçon. Agir pouvait mettre en péril sa propre sécurité. Cela risquait d’attirer sur lui une attention malvenue, lui qui avait passé de nombreuses années à éviter ce genre de choses. Mais tout en laissant ces pensées se former, il savait qu’il n’en tiendrait pas compte. Il quitta le couvert des arbres et s’avança vers le garçon.
Baralis retrouva ses mercenaires en dehors des murailles du château. La journée était glaciale, aussi serra-t-il son manteau contre lui. Il savait déjà qu’ils avaient échoué, mais choisit de se comporter comme s’il l’ignorait.
« Avez-vous ramené le garçon et la fille ? demanda-t-il à leur chef, Traff.
— Non pas, messire. Nous les tenions tous les deux, mais les hommes de Maybor nous sont tombés dessus. »
Baralis savait que l’homme mentait. Jamais ils n’avaient attrapé le garçon ; sa colombe avait assisté à la poursuite. Le mensonge ne le dérangeait pas – c’étaient des mercenaires, après tout, pas des prêtres.
« Étaient-ils nombreux ? demanda-t-il sournoisement, sachant fort bien qu’ils étaient moins d’une dizaine.
— Deux douzaines, répondit le chef.
— Plus que ça, selon moi », intervint un autre. Le reste des mercenaires grommela son assentiment.
« Et combien d’hommes avez-vous perdus ? » Baralis l’ignorait sincèrement ; il avait envoyé sa colombe sur les traces du garçon et n’avait pas assisté à l’issue de l’échange.
« Deux, mais nous leur avons infligé le double de pertes.
— Hmm, fit Baralis, sceptique. Allez vous cacher à l’endroit convenu, maintenant. Je vous ferai chercher quand j’aurai de nouvelles informations sur les fugitifs. »
Le chef ne fit pas mine de vouloir se retirer. « Nous n’avons pas été embauchés pour nous battre. Nous devions simplement capturer des gamins. Mais deux de mes hommes sont morts, et les autres grondent.
— Où veux-tu en venir ? demanda froidement Baralis, sachant pertinemment ce que l’autre attendait.
— Nous voulons davantage d’or. Huit pièces de plus par personne. » Traff posa la main sur son épée – une subtile menace.
Baralis ne se laissait pas intimider aussi facilement. Il ouvrit son manteau d’un geste brusque. Une fois certain d’avoir toute l’attention des personnes réunies, il prit la parole d’une voix âpre et susurrante : « Ne commettez pas la folie de vous montrer gourmands avec moi. D’un geste du doigt, je pourrais vous précipiter si loin dans le néant que vos propres familles oublieraient jusqu’à votre existence. » Baralis croisa le regard de chacun des mercenaires, et tous détournèrent les yeux. Satisfait, il modifia le ton de sa voix. « Je vous ferai appeler cet après-midi, ou peut-être demain. Tenez-vous prêts. Et maintenant, du vent ! »
Un mince sourire aux lèvres, Baralis regarda les hommes remonter en selle et s’éloigner. Il ramena son manteau contre lui, puis reprit la direction du château. Il avait besoin de réfléchir. Dans l’intérêt de ses plans, le joli visage de Melliandra ne devait plus jamais réapparaître à la cour des Quatre Royaumes.
Son esprit l’entraîna vers l’est et le duché de Brennes – la première des puissances du Nord. Le duc aussi se montrait gourmand ; il voulait davantage de terres, de bois, de grain. Baralis savait qu’il allait devoir agir avec prudence pour concrétiser ses projets. Dans les Quatre Royaumes, on se méfiait des ambitions de Brennes. Ironiquement, cette appréhension pourrait bien l’aider à sceller le pacte. Il était toujours plus facile de neutraliser une menace que de l’éliminer.
Non qu’il comptât utiliser cette tactique avec l’adorable Melliandra ; la menace qu’elle représentait appelait une prompte élimination.
Lorsqu’il se retrouva enfin dans ses appartements, à siroter une bière chaude aux épices pour soulager la douleur dans ses doigts, il réfléchit à ce que sa colombe lui avait montré. Après avoir quitté la reine le jour précédent, Baralis avait finalement pris la décision d’assister à la capture. La colombe avait vu ses hommes fondre sur les fugitifs, la fille et le garçon se retrouver séparés. Le gros des mercenaires avait poursuivi la fille, tandis que trois d’entre eux pourchassaient le garçon. Baralis avait envoyé sa colombe sur les talons de Melliandra, craignant que son cheval ne lui permette de s’échapper. Il avait observé la charge des hommes de Maybor, et vu les deux camps laisser s’enfuir la fille.
Sa colombe avait suivi la fille puis, constatant que Melliandra n’irait pas plus loin, Baralis avait envoyé l’oiseau à la recherche du garçon. Jack s’était avéré introuvable.
Le chancelier avait conservé son calme ; le mitron ne représentait qu’une énigme à résoudre, tandis que la fille de Maybor constituait un obstacle à sa marche vers la gloire. Il était donc retourné la surveiller. Quand Melliandra se fut installée pour la nuit, Baralis laissa s’endormir la colombe. La malheureuse était transie, à bout de forces, et ne tarderait probablement pas à crever.
Alors que la bière chaude apaisait un peu ses élancements, Baralis réfléchit à la suite des opérations. Selon toute vraisemblance, Maybor savait désormais que les hommes lancés à la poursuite de Melliandra étaient à sa solde. Maybor allait certainement tenter quelque chose contre lui – ces crétins de mercenaires avaient voulu violer sa fille unique ! Il faudrait le surveiller de près : un père en colère pouvait devenir un adversaire redoutable.
« Non, La Bousille, la taille de ses rotules n’indique pas si un homme est bien outillé.
— C’est pourtant ce qu’affirme maître Pesc, Finaud.
— Le vieux Pesc prétend cela parce qu’il a des rotules grosses comme des pastèques.
— Elles sont effectivement d’une grosseur remarquable, Finaud. Ce n’est pas moi qui te contredirai là-dessus.
— Non, La Bousille, pour savoir si un homme est vraiment bien outillé, il faut regarder le blanc de ses yeux.
— Le blanc de ses yeux ?
— Aye, le blanc de ses yeux, La Bousille. Plus il est clair, mieux l’homme est monté. Ça ne rate jamais. »
Les deux compères ruminèrent la question un moment, La Bousille se promettant secrètement de vérifier ses propres yeux à la première occasion. Ils vidèrent encore quelques bières, puis la conversation dériva vers d’autres sujets.
« Il doit se passer quelque chose en ce moment, Finaud. Ces mercenaires dans l’enceinte du château, ces combats dans les bois… Pas plus tard que ce matin, j’ai vu un visage que je n’avais pas revu depuis longtemps.
— Qui ça, La Bousille ?
— Te souviens-tu de Scarles ? »
Finaud eut un hoquet de surprise. « Scarles ! Cela ne me dit rien qui vaille, La Bousille. Ce Scarles est une fieffée canaille. Il ne fait pas bon se le mettre à dos.
— Tu l’as dit, Finaud. La dernière fois qu’il est venu au château, on a retrouvé plus d’un gaillard avec la gorge tranchée.
— Si je me souviens bien, La Bousille, à la dernière visite de Scarles c’est le pauvre messire Glayvin qui a connu une fin brutale.
— N’est-ce pas celui qui refusait de vendre ses vergers de poires à messire Maybor ?
— Aye, La Bousille. Sa veuve a fait moins de difficultés, cela dit ; après la mort de son mari, elle s’est tellement empressée de vendre qu’on aurait cru que ses vergers avaient attrapé le ver brun. »
Maybor décida d’avoir cet entretien à l’extérieur, loin des oreilles indiscrètes de la cour. Il avait pris soin de choisir un endroit du château où lui et son compagnon ne seraient pas dérangés – juste à côté de la pile d’immondices, sous le vent. Maybor se couvrit le visage avec un mouchoir pour empêcher autant que possible la puanteur de s’infiltrer dans ses narines. Le geste présentait en outre l’avantage de masquer ses traits.
Maybor regarda approcher l’assassin. Un individu maigre, peu musclé mais sec et nerveux. Nul homme, disait-on, n’était plus adroit ou plus compétent avec une lame.
« Heureuse rencontre, mon ami, dit Maybor.
— Je vous souhaite le bonjour, messire Maybor. » L’assassin regarda autour de lui. « Sale endroit pour se rencontrer.
— C’est un sale travail que j’ai à te confier.
— De qui souhaitons-nous la disparition prématurée, cette fois ? » L’assassin surveillait constamment les alentours pour s’assurer que personne n’approchait.
Maybor avait peu de goût pour les périphrases. « Je veux voir mourir Baralis, le chancelier du roi. » Leurs regards se croisèrent ; l’assassin fut le premier à détourner les yeux.
« Messire Maybor, vous n’ignorez pas à quel point Baralis est un homme puissant. Plus qu’un homme ; on dit que c’est un maître. »
Maybor n’aimait pas songer à ce genre de choses. Il tentait en vain de se convaincre que les pouvoirs de Baralis n’étaient que des rumeurs – une pointe de doute subsistait toujours en lui. Il n’avait pas l’intention de s’en ouvrir à l’assassin, cependant – l’homme doublerait ses tarifs s’il soupçonnait quelque sorcellerie à l’œuvre. « Écoute, Scarles, Baralis n’est pas aussi redoutable ou omniscient qu’on veut bien le croire. Il a ses faiblesses. Une lame affûtée lui ouvrira la gorge aussi sûrement que celle de n’importe qui.
— Ses appartements seront gardés contre toute intrusion.
— Ce n’est pas mon problème. Débrouille-toi pour éviter quiconque se dressera sur ton chemin », dit Maybor, se méprenant à dessein sur les paroles de Scarles. Du diable s’il allait discuter ouvertement de sorcellerie avec cet assassin ! Ils connaissaient tous deux les risques – pourquoi leur donner plus de poids en les nommant à voix haute ? « Il te revient de choisir l’endroit et le lieu où il sera le plus vulnérable. Tout ce que je demande, c’est qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à moi.
— Prétendez-vous m’apprendre mon métier, Maybor ? » L’assassin avait parlé d’un ton léger, mais un soupçon de reproche perçait dans sa voix.
« Non, non. J’ai hâte que ce soit fait, c’est tout. Voilà trop longtemps que Baralis tire les ficelles à la cour. » Maybor prit une profonde inspiration, oubliant où il se trouvait, et la puanteur des déchets organiques lui emplit les poumons. Il toussa violemment pour expulser l’air vicié.
Scarles le dévisagea avec une pointe de répugnance. « Je n’aime guère ce travail. Le risque est trop grand.
— Fixe ton prix, cracha Maybor, impatient d’en finir.
— Ce sera coûteux, prévint l’assassin en haussant un sourcil inquisiteur.
— Peu m’importe ; je payerai.
— Je n’ai pas besoin d’argent, Maybor. Vous savez mieux que quiconque que je gagne fort bien ma vie. Non, je pensais plutôt à assurer ma retraite.
— Oui, oui, dis-moi ce que tu veux.
— Je veux des terres, Maybor. J’aimerais passer mes vieux jours à faire pousser des pommes. »
Maybor n’aimait pas du tout cela ; ses terres représentaient ce qu’il avait de plus précieux. « Je te donnerai deux cents pièces d’or, contra-t-il.
— Non. » L’assassin fit mine de s’éloigner. « Non, Maybor, je serai payé en terres ou j’irai négocier mes talents ailleurs. »
Maybor capitula. « Très bien, je t’offre un terrain dans le nord. J’ai trente arpents près de Jesson que je peux te donner.
— Les pommes poussent mieux dans l’est, dit l’assassin.
— Je vois mal pourquoi tu voudrais des terres dans l’est alors que la guerre avec les Halcus continue de faire rage.
— Les guerres des hommes vont et viennent. La terre perdure. »
Maybor rendit les armes. « Soit. Je te donnerai vingt arpents de vergers dans l’est.
— Vous étiez prêt à m’en offrir trente dans le nord, répliqua l’assassin en s’éloignant d’un pas.
— Entendu, tu en auras trente. Mais tu ne verras pas un brin d’herbe avant de m’apporter la preuve que tu as exécuté ton travail. »
L’assassin acquiesça. « L’accord me paraît équitable. J’accepte.
— Parfait. Puis-je faire quelque chose pour te faciliter la tâche ? » Messire Maybor reçut la réponse qu’il espérait.
« Non, je dois trouver par moi-même. Un bon meurtre réclame souvent beaucoup d’inspiration. Je préfère travailler seul. » Là-dessus, l’assassin s’inclina sèchement devant Maybor et partit.
Maybor s’astreignit à patienter plusieurs minutes avant de le suivre. Il avait hâte d’échapper à cette odeur de pourriture.
En s’éveillant, Melli aperçut la colombe perchée au sommet d’un arbre. Elle y vit un signe d’espoir et se réjouit de sa présence.
Elle avait passé une nuit étonnamment confortable, dans une clairière paisible, où elle s’était enveloppée chaudement dans ses couvertures, sur un sol de mousse lisse et moelleux. Melli se sentait dispose et affamée. Son cheval broutait paisiblement un carré d’herbe ; pour sa part, elle aurait bien aimé avoir autre chose à se mettre sous la dent que du porc et du pain sec.
Elle tenta de repérer la position du soleil, car elle comptait poursuivre vers l’est, mais l’astre demeurait invisible. Le ciel était gris sombre. Melli réalisa qu’il lui faudrait bientôt s’abriter, les nuages promettant de la pluie sous peu. Elle était mal équipée pour affronter les intempéries ; la couverture qui lui servait de manteau n’était pas huilée et l’eau la transpercerait aisément. Soudain elle eut une inspiration – pourquoi ne pas se servir du gros sac dans lequel elle transportait ses provisions ? Il était en toile, mais une toile épaisse et rugueuse, qui la protégerait bien mieux que sa couverture de laine.
Melli vida le contenu de son sac puis découpa des trous dans le fond et sur les côtés, avec le petit couteau à vider le poisson que maître Truite avait eu la prévenance de lui fournir. Elle serra la couverture autour de sa poitrine et enfila le sac par-dessus sa tête, en glissant les bras dans les trous latéraux. L’ensemble lui allait parfaitement, la protégeant jusqu’aux genoux. Melli éclata de rire
— elle devait avoir l’air ridicule ! Que penserait maître Truite en voyant ce qu’elle avait fait de son sac ?
Égayée par le son de son propre rire, elle évolua joyeusement à travers la clairière, adressant de profondes révérences à des dames de la cour imaginaires. « En effet, dame Fiandrell, c’est le dernier cri à Rorne. J’ai fait venir le tissu d’au-delà des Terres sèches. Mais, si je peux me permettre, cela valait largement la dépense. » Melli fut prise de fou rire en s’imaginant ainsi attifée à la cour.
Son vieux cheval dressa la tête, intrigué par ses gloussements. « Que regardes-tu ainsi ? lui cria-t-elle. Ce n’est pas moi qui me ferai mouiller quand il se mettra à pleuvoir. »
Melli choisit un coin de ciel qui lui parut légèrement plus clair que le reste et partit dans cette direction, en mâchonnant un quignon de pain. Elle avait rassemblé ses provisions dans la deuxième couverture nouée en baluchon. Tout en marchant, elle chercha un nom pour sa monture. Il ne lui fallait pas un nom trop romantique, comme Flèche d’Or, ou trop militaire, comme Guerrier. Il avait besoin d’un nom tout simple – Pomme de Reinette, peut-être, ou Lutin. Malheureusement, ni l’un ni l’autre ne lui plaisaient.
« J’ai bien peur que ton destin ne soit de demeurer le Cheval sans nom », dit-elle en flattant le dos de l’animal. Une chose était certaine : elle n’avait aucune intention de le monter à cru une fois encore. L’expérience s’était révélée par trop inconfortable, comme ses cuisses douloureuses se chargeaient de le lui rappeler.
En chemin, ses pensées se reportèrent sur Jack, son compagnon perdu. Elle espérait de tout cœur qu’il n’était pas tombé sur ses poursuivants. Peut-être l’avait-il abandonnée, mais elle ne pouvait lui en vouloir. Elle aurait même souhaité qu’il soit encore avec elle ; l’idée de voyager seule, avec pour toute défense un couteau à vider le poisson, ne lui plaisait guère. En l’espace de deux jours, elle s’était fait dépouiller et brutaliser. Qu’adviendrait-il ensuite ? se demanda-t-elle, car ne disait-on pas jamais deux sans trois ?
La pluie se décida à tomber et Melli mena son cheval dans la direction qui lui paraissait offrir le plus de protection. Elle se dirigea vers l’endroit où la forêt était la plus dense, reconnaissante envers les grosses branches qui l’abritaient un peu. Elle chanta quelques chansons pour se remonter le moral et s’empêcher de trop penser à l’avenir.
Tavalisc savourait l’une de ses friandises préférées : des huîtres. C’était la saison, à Rorne, et l’on en trouvait en abondance. L’archevêque, cependant, ne se contentait pas d’huîtres ordinaires. Les siennes arrivaient fraîches chaque jour des mers froides de Toulay. Le coût d’une pareille excentricité lui importait peu ; il le faisait supporter par l’Église. Après tout, se disait-il, un archevêque a bien le droit aux maigres plaisirs que l’existence peut lui accorder.
Tavalisc ouvrit une autre coquille d’une main experte et aspergea de vinaigre la créature laiteuse, notant avec plaisir que sa chair frissonnait au contact des gouttes – la marque d’un mollusque en bonne santé. Il porta la coquille à ses lèvres et savoura avec délectation la sensation de l’huître dans sa bouche. Il prit soin de ne pas la transpercer avec ses dents ; il aimait les gober vivantes et entières. Il fronça les sourcils en entendant frapper à la porte. Pourquoi cet imbécile de Gamil arrivait-il toujours quand il était en train de manger ?
« Oui. Qu’y a-t-il ? demanda-t-il en s’appliquant à prendre une voix à la fois lasse et indulgente.
— J’ai pensé que vous aimeriez entendre des nouvelles de notre ami le chevalier. »
Tavalisc ignora son assistant le temps d’ouvrir une autre coquille. Il vit tout de suite que l’huître serait mauvaise : sa peau avait une coloration grisâtre.
« Aimeriez-vous goûter une huître, Gamil ? » dit-il en lui tendant la coquille. Son assistant parut surpris ; jamais Tavalisc ne lui offrait de partager sa nourriture. Contraint d’accepter, il avala l’huître rapidement, avec un bruit mouillé des plus déplaisants.
« Délicieux, n’est-ce pas ? » L’archevêque sourit avec indulgence. « Je les fais venir de Toulay, vous savez. » Gamil hocha la tête. « Vous me parliez du chevalier ? dit Tavalisc en s’ouvrant une autre huître.
— Oui, Votre Éminence. Le chevalier s’est rendu dans la rue de Frong hier ; il est entré aux Grappes de raisin, où il a acheté un long-couteau.
— Excellent, Gamil. A-t-il montré ses cercles ?
— Non, les marques étaient cachées sous son manteau.
— Il a raison de les dissimuler ; les habitants de Rorne n’apprécient guère les chevaliers de Valdis. » Tavalisc s’autorisa un très léger sourire, écartant juste assez les lèvres pour laisser voir un scintillement de dents. « Je me suis donné suffisamment de mal pour cela. Quoique leur haine n’ait guère besoin d’encouragement par les temps qui courent. Les chevaliers aiment à se décrire comme des fanatiques religieux mais s’intéressent davantage au commerce qu’aux conversions. » Il se versa une coupe d’un liquide clair et pesant. « Rien d’autre ?
— Une seule chose. Le chevalier a posé des questions sur Larne. »
Tavalisc, sur le point de boire, reposa vivement sa coupe. « Larne ! Que désirait-il savoir à propos de Larne ?
— Je l’ignore, Votre Éminence.
— Si ma mémoire est bonne, ce vieux fou de Bevlin a toujours eu une dent contre Larne. Jadis, il a même tenté de mettre un terme à ce qui s’y déroulait. Naturellement, ce fut un échec lamentable. Larne n’est pas un endroit qui tolère volontiers les ingérences extérieures. » Tavalisc marqua une pause tout en jouant avec sa coupe. « Peut-être se sert-il du chevalier pour monter une deuxième offensive. Il ferait mieux de s’en tenir à ses livres et à ses prophéties – il est bien trop vieux pour donner dans la cause morale. »
L’archevêque se tourna vers Gamil. « Vous pouvez disposer. Vous m’avez coupé l’appétit, avec vos histoires sur Larne. » Gamil se retira obligeamment. Dès que la porte se fut refermée derrière lui, Tavalisc revint à ses huîtres, cherchant la plus grosse d’un œil avide.
Taol arpentait de nouveau la ville de Rorne. Il avait interrogé Mégane sur les prophètes de Larne la nuit précédente, mais elle n’en avait jamais entendu parler. Aujourd’hui, il était décidé à entreprendre deux choses : d’abord, rendre de la vigueur à ses muscles en marchant plusieurs lieues, puis trouver quelqu’un susceptible de lui parler de Larne.
La foule était toujours présente dans les rues, mais en moins grand nombre que la veille. Les gens semblaient pâles, usés, vidés de toute énergie par la boisson et les excès.
Taol commençait à se sentir beaucoup mieux. Ses bras et ses poignets récupéraient lentement et ses jambes retrouvaient de la force. Son entraînement de chevalier lui avait conféré une résistance physique dans laquelle, cinq ans plus tard, il pouvait encore puiser. Avec un peu de concentration, il parvenait à contrôler l’afflux de sang dans ses muscles, gonfler ses artères, assouplir les tissus et les préparer à l’action. Taol découvrit que cette technique, qu’on lui avait enseignée comme une préparation au combat, aidait ses muscles à se renforcer plus vite.
Son entraînement lui paraissait si loin, désormais ; il n’était plus le jeune homme idéaliste qui s’était présenté aux portes de Valdis tant d’années auparavant. Il était empli d’espoir, alors, de rêves et du frisson de l’accomplissement.
Durant ses premières années à Valdis, on avait mis l’accent sur la puissance physique. Les novices devaient accomplir une succession de tâches afin d’éprouver et de développer leur endurance. Taol fut envoyé dans les monts de la Séparation avec un couteau pour tout équipement. Il eut de la chance ; d’autres avant lui furent pris dans le blizzard et ne revinrent jamais. Il lui fallut deux mois pour atteindre la chapelle de montagne. Aujourd’hui encore il se souvenait du froid épouvantable, de ses cheveux, raidis de glace, de la salive qui gelait contre ses dents. La chapelle se dressait au sommet du deuxième plus haut pic des Terres connues. C’était un symbole ; méditer dans sa salle nue était indispensable pour obtenir le premier cercle.
Quand il regagna Valdis, tout fier de son succès, on l’envoya de nouveau à l’extérieur, cette fois dans les plateaux de lait. L’orgueil n’était pas de mise à Valdis.
Les plateaux de lait, qui s’étendaient au sud de Leïss, avaient un nom trompeur. Ils étaient constitués d’une roche blanche poreuse qui paraissait presque lisse quand on la voyait de loin, mais qui de près révélait un labyrinthe de galeries et de puits creusés par le ruissellement. La roche était friable comme de vieux os ; le moindre faux pas, une pluie soudaine ou la plus infime secousse pouvaient mener à la mort. Taol reçut l’ordre de retrouver un chevalier parti dans les plateaux à la recherche de l’épée de Bore.
Rien ne vivait parmi ces pierres stériles. Nuit et jour y régnaient cruellement : le soleil s’y montrait implacable, et la lune avait le cœur froid. Au bord de l’épuisement et de la folie, il avait fini par découvrir le corps. Le chevalier s’était ouvert la gorge. Avant de mourir, il avait gravé « es nil hesrl » dans la roche. Je suis sans valeur.
Pour un chevalier de Valdis, prouver sa valeur était la seule chose qui comptait. Sa formation, son éducation, toutes ses missions tournaient autour de cette idée.
Taol gardait un souvenir mitigé de l’époque de son noviciat. Le premier cercle lui avait valu le renom. Il avait surpassé tous les autres aux jeux de l’épée, bien qu’il n’en eût jamais manié une avant sa formation. Il avait atteint la chapelle en deux mois, là où la plupart des novices en mettaient trois. Et puis il y avait le corps, rapporté sur son dos depuis les plateaux de lait. Valdis aimait enterrer les siens.
Le renom engendra le ressentiment ; sa première confirmation fut marquée par de subtiles tensions. Il était trop jeune, de trop basse extraction, trop aimé de ses chefs.
Le deuxième cercle lui valut la dérision. Il n’avait aucune instruction ; le seul livre qu’il avait jamais lu était celui de Marod. Après avoir gagné son premier cercle, pourtant, il se retrouva en compagnie d’hommes de culture. Il lui fallut lutter pour maîtriser les textes classiques, apprendre l’Histoire, s’exprimer dans des langues étrangères. Il passait constamment pour ce qu’il était – un fils du peuple issu des marécages. La plupart des chevaliers appartenaient à la noblesse ; ils avaient pour eux les manières, l’éducation, les belles paroles. Jamais ils ne manquaient une occasion de lui rappeler qu’il n’était pas des leurs.
Taol avait subi mille humiliations différentes : il ne savait pas faire la révérence, ni s’habiller, ou s’adresser aux grands seigneurs. Cela ne fit que renforcer sa détermination à apprendre – non pour ressembler aux autres, mais pour démontrer que tout homme pouvait devenir chevalier. Sans leurs sarcasmes, il n’aurait pas été si prompt à remporter son deuxième cercle – au moins pouvait-il leur être reconnaissant pour cela.
Il avait malgré tout des amis, des hommes de qualité qui avaient été comme des frères pour lui. Lorsqu’il avait obtenu son deuxième cercle – et avec lui, la liberté de parcourir le monde –, ils avaient envisagé de partir ensemble au-delà des Terres sèches à la recherche de reliques sacrées. Mais tout avait changé quand il était retourné chez lui rendre visite à sa famille. Sa vie en avait été bouleversée à jamais. Désormais, il ne lui restait plus que sa quête.
Taol errait sans but au hasard des rues de Rorne, en mal de diversion. Quand ses pensées s’orientaient un peu trop vers sa famille, il cherchait désespérément à en modifier le cours. Les femmes, avec leur capacité à se donner si tendrement, parvenaient en général à entraîner son corps vers un lieu où son esprit n’avait plus qu’à suivre ; et dans une autre cité, il aurait peut-être recherché ce genre de réconfort. Mais ici, à Rorne, il avait Mégane, et après tout ce qu’elle avait fait pour lui sans rien demander en retour, il lui devait au moins la fidélité.
Taol choisit des rues grouillantes de monde, cherchant des distractions où il le pouvait. Il finit par se retrouver dans le quartier du port. L’odeur de la mer était forte mais pas désagréable. Taol se sentait revivre à chaque inspiration iodée.
Rorne était la plus grande cité commerçante de l’Est : épices rares, soieries exquises, pierres précieuses fabuleuses et produits de la mer se bousculaient sur ses quais. Le commerce représentait sa principale source de revenus. Les terres qui s’étendaient au nord étant rocailleuses et stériles, la cité n’avait pour ainsi dire ni récoltes ni troupeaux. Rorne devait sa prospérité aux vents favorables qui poussaient les navires de l’ensemble des Terres connues dans sa rade abritée.
Le port, immense, s’étalait sur un front de mer de plusieurs lieues. Taol respira à fond l’air vif et salé. Cela le changeait de la puanteur du quartier des putains.
Il marcha un moment avant de se décider pour une jolie petite taverne, La Rose et la Couronne d’après la vieille enseigne pelée. Taol se glissa à l’intérieur et referma la porte sur la brise.
Les affaires semblaient marcher bon train. Les clients conversaient à voix haute, certains criaient pour réclamer de la bière, un groupe particulièrement bruyant buvait à la santé des beautés locales et un autre pariait sur le temps que mettrait tel ou tel bateau pour revenir au port. Il y avait ceux qui se réunissaient autour d’une table en discussions animées et ceux qui préféraient boire seuls. C’était une taverne de marins, un endroit où l’on venait surtout parler de la mer.
Une grande et belle femme s’approcha de Taol. « Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? » lui demanda-t-elle, souriante, en lui présentant sa poitrine splendide sous son meilleur jour. Taol se sentit happé presque malgré lui dans la ronde familière de la séduction. Un simple échange de sourires aurait suffi à créer la possibilité d’une liaison. Il fut tenté de se laisser entraîner, d’éprouver le plaisir – aussi viscéral soit-il – de l’intimité partagée. La femme attendait un signe, confiante en ses charmes.
Taol baissa les yeux vers le plancher. « Je prendrai une chope de bière, s’il vous plaît. »
Elle haussa un sourcil, surprise mais pas découragée par la rebuffade. « Certainement, monsieur, répondit-elle, ses lèvres pleines légèrement incurvées. J’espère que la bière vous échauffera les sangs. » Elle s’éloigna lentement, lui donnant tout le temps de regretter ses courbes opulentes.
La femme fut de retour au bout de quelques minutes. Taol vit plus d’un client apprécier du regard sa silhouette généreusement proportionnée – elle possédait une abondance de chair dont bon nombre de femmes étaient tristement dépourvues ces derniers temps. « Et voilà, monsieur. Si vous changez d’avis et désirez autre chose, faites-le-moi savoir. » Elle hocha la tête devant son sourire forcé puis partit en balançant effrontément les hanches.
Taol se mit à l’aise et goûta sa bière. Il la trouva excellente : fraîche et mousseuse, avec un agréable goût de noisette.
« Le patron la brasse lui-même. » Taol leva la tête et découvrit un vieillard au visage rougeaud debout en face de lui. « Puis-je m’asseoir un moment ?
— Je vous en prie, monsieur. C’est un honneur. »
Le vieillard fut visiblement touché par la courtoisie de Taol. « Vous avez de bonnes manières, jeune homme, mais un drôle d’accent. Je ne crois pas le connaître.
— Je viens des Basses Terres. » Taol ne désirait pas s’étendre davantage sur le sujet et le vieillard, qui le sentit, n’insista pas.
« On m’appelle Jem, déclara-t-il en souriant gentiment. Et vous, me direz-vous votre nom ?
— Taol. » Amputé de son titre habituel, son nom sonnait court à ses propres oreilles.
« Je vous souhaite le bonjour, Taol. » L’homme finit sa chope et la reposa bruyamment sur la table. Taol se proposa de lui en payer une autre, ce que l’autre accepta de bon cœur. Quelques minutes plus tard, tous deux buvaient ensemble comme de vieux amis.
« Que fais-tu dans la vie, Jem ?
— Demande-moi plutôt ce que je faisais. » Le vieillard soupira longuement en fixant sa bière. « J’étais navigateur. J’ai passé la plus grande partie de ma vie en haute mer. J’y serais encore, sans ma patte folle – la terre ferme est trop ferme à mon goût.
— Tu as dû visiter de nombreux endroits ? demanda Taol avec nonchalance.
— Aye, ça oui, sur les deux côtes.
— Dis-moi, Jem, as-tu jamais entendu parler d’un lieu appelé Larne ? »
Le vieillard toussota, puis demeura silencieux un moment. Quand il reprit la parole, le timbre de sa voix avait changé. « Pourquoi cette question ? »
Taol décida de courir un risque. « Je veux rencontrer les prophètes qui s’y trouvent.
— Je n’irais pas là-bas si j’étais toi. » Jem secoua la tête. « Oh non, je n’irais pas.
— Tu sais donc où c’est ?
— Quel drôle de navigateur je ferais, sinon, hein ? » répliqua sèchement le vieillard avant de poursuivre plus doucement. « Larne ne se trouve pas très loin d’ici. Seulement deux jours de voile au sud-est. Cet îlot du diable est si petit qu’il ne figure sur aucune carte. Mais les marins le connaissent bien ; il représente un piège mortel pour les bateaux. L’endroit est entouré de hauts-fonds et de récifs sur plusieurs lieues. Malheur à celui qui se laisse entraîner à proximité !
— Il doit bien y avoir un moyen d’y aller, non ? » Taol s’efforça de dissimuler son enthousiasme en prenant une longue gorgée de bière.
« Aucun capitaine tenant à son bateau ne t’y emmènera. Le mieux serait de s’approcher le plus possible, pour couvrir le reste du trajet en barque.
— Sur quelle distance faudrait-il ramer ?
— Un bon capitaine ne s’en approchera pas à moins de vingt lieues.
— Pourtant, certains doivent bien s’y rendre pour consulter les prophètes ?
— Seul un fou voudrait consulter les prophètes de Larne, mon garçon, l’avertit le vieillard.
— Que sais-tu à leur sujet ?
— Trop de choses. » Jem sirota sa bière. Ses yeux parcoururent la salle, et quand il parla de nouveau, sa voix se réduisit à un murmure. « J’ai entendu trop de choses. Des histoires si horribles que même un vieil homme comme moi répugne à les répéter.
— Et si je te payais une autre chope et que tu me racontais ce que tu sais ? »
Jem soupesa la proposition. « Très bien, mon garçon. Mais c’est toi qui fais une affaire. » Taol commanda deux nouvelles bières ; le jeune homme et le vieillard attendirent en silence. Les boissons arrivèrent et, cette fois, aucun des deux hommes ne prêta attention aux charmes de la serveuse.
Le vieillard commença : « Les prophètes de Larne existent depuis aussi longtemps qu’on puisse se rappeler. Ils étaient dans le coin longtemps avant la fondation de Rorne. On raconte qu’ils se trouvent là depuis l’époque de la Grande Épuration. J’ignore en quoi consistent leurs étranges croyances, ou quelles divinités ils vénèrent ; ce que je sais, en revanche, c’est par quel moyen terrible ils sont créés.
« Les autorités de Larne se procurent de jeunes garçons réputés posséder un petit talent de prescience, qu’elles achètent une centaine de pièces d’or à leurs parents. On ne les revoit jamais plus ; les pauvres sont conduits sur cet îlot de malheur où on les enferme dans une salle obscure pendant un an afin de purger leur âme et leur esprit. On ne leur donne rien d’autre que du pain et de l’eau, car toute autre nourriture pourrait interférer avec leur don.
« Lorsqu’ils ont passé un an dans le noir, on prend leurs mesures et l’on taille pour chacun d’eux une pierre immense, de plusieurs tonnes. Ces pierres sont ensuite traînées jusqu’à la grand-salle des prophéties et disposées sur le sol. Chaque garçon est alors ficelé à sa pierre.
« Les malheureux sont étendus sur le dos, jambes et bras écartés, attachés avec la plus solide des cordes. On serre les nœuds autant qu’il est possible. Ils ne peuvent plus remuer un doigt ou un orteil, juste observer et respirer. Leur vie entière s’écoule ainsi, dans l’immobilité complète. Au fil des mois, leurs membres s’atrophient et se dessèchent ; rien de mieux pour réfléchir et prédire l’avenir. C’est le pire sort que je puisse imaginer pour un homme.
« Les autorités de l’île veillent à les alimenter et à les nettoyer. Elles disent que les prophètes sont plus près de Dieu, que leur sacrifice leur permet de connaître Sa volonté. Leurs journées se passent à méditer sur le grand cycle de l’existence. Ils vivent et meurent ficelés à leur pierre, perdus dans un monde d’hallucinations et de folie. »
Le vieillard se tut. Taol n’en croyait pas ses oreilles. Il frissonna en songeant au destin des prophètes, ainsi qu'à leurs familles ; à quel point fallait-il être désespéré pour condamner son fils à un pareil enfer ?
Ne supportant plus le silence, Taol dit : « Vieillard, tu m’as glacé le sang avec ton histoire. Je crois que je te dois davantage qu’une chope. »
L’homme répondit aussitôt, comme s’il avait préparé sa réponse : « Tu ne me dois rien. Promets-moi simplement de ne pas te rendre dans cet endroit maudit.
— Je ne peux rien promettre de tel. Je crains que mon destin ne soit d’aller là-bas. » Le vieillard se leva. Taol le retint par le bras. « Dis-moi, quel prix demandent-ils pour déchiffrer l’avenir ? »
Le vieillard lui répondit en s’éloignant : « Ils peuvent demander n’importe quoi. Prends garde qu’ils ne se paient sur ton âme. »
Taol le regarda partir. Il se faisait tard, et il décida de rentrer chez Mégane ; il avait besoin de la chaleur de ses étreintes.
La reine se trouvait dans la chambre du roi, sans doute la plus belle pièce de tout le château. Elle regardait son mari en train d’être baigné par son serviteur. Il avait oublié son nom la nuit dernière. Baralis avait raison : il devenait de plus en plus faible. Le printemps dernier, il montait encore à cheval ; ces derniers temps il ne quittait plus guère le lit.
Depuis l’accident de chasse, elle vivait avec un homme diminué. La blessure n’avait pas paru trop grave de prime abord ; elle s’était bien refermée, et même si elle avait laissé une vilaine cicatrice, les médecins ne se montraient pas exagérément inquiets. Cependant, au fil des semaines, s’était installée une fièvre qui semblait vider le roi de son énergie. Petit à petit, les semaines s’étaient changées en mois. Les médecins secouaient la tête ; ils parlaient d’infection, de fièvre du cerveau, de poison sur la flèche. Mais ils demeuraient impuissants.
Ils tentèrent d’abord de chasser l’infection par des cataplasmes brûlants. Puis, ils utilisèrent des sangsues afin de lui purger les sangs, avant de lui percer l’estomac pour en extirper les humeurs malignes. Ils lui avaient rasé la tête, arraché les dents, l’avaient saigné – tout cela en vain.
La reine avait assisté à ces remèdes effroyables, et à bien d’autres ; elle avait vu qu’ils ne faisaient qu’affaiblir davantage son époux. Pour finir, elle avait renvoyé les médecins et engagé les services d’une guérisseuse qui connaissait les simples.
La santé du roi connut une amélioration. Les remèdes de la guérisseuse étaient beaucoup moins durs à supporter : des bières chaudes aux épices relevées d’un brin de genièvre, des vapeurs d’herbes médicinales et des frictions aux huiles thérapeutiques. Malheureusement, ce traitement ne réussissait qu’à freiner le déclin, pas à l’enrayer. Les années passèrent et le roi devint de plus en plus faible, tandis que son esprit s’embrumait. La reine ne comptait plus les nuits passées seule à pleurer dans son lit. C’était une femme fière, qui n’aurait permis à personne d’être témoin de ses angoisses.
Le serviteur essuya un filet de bave sur le menton du roi. Devant ce simple geste, la reine sentit son cœur se serrer. À quoi son époux était-il réduit ? Le grand Lesketh, nourri à la cuillère et langé comme un bébé ! Ce n’était même pas un vieillard ; ses contemporains étaient encore dans la force de l’âge.
La reine repensa à son entrevue avec Baralis. Ce dernier avait laissé entendre qu’il détenait une chose susceptible d’aider le roi. Quelle que soit son aversion pour le chancelier, elle devait le convoquer de nouveau ; il fallait tout tenter pour améliorer la condition de son époux. Elle décida de recevoir Baralis et d’entendre ce qu’il désirait en retour. Elle n’était pas naïve : elle savait pertinemment qu’il y aurait un prix à payer.